Lettre de Jacqueline de Saint Quentin fondatrice de l’Association Nationale Jonathan Pierres Vivantes à l’occasion des Journées Nationales des 40 ans de l’association.
Bien chers amis,
C’est une très vieille dame qui s’adresse à vous, mais qui a gardé fidèlement en son cœur le souvenir de cette année 1978 où furent officiellement posées les bases de notre mouvement.
Notre fils Bruno était parti le 26 août 1976. Il nous fallut donc deux ans avant de faire les démarches officielles. Lionel, mon époux, qui était Docteur en droit n’eut pas de peine à les réaliser. C’est en son nom et au mien que je m’exprime car sans lui rien n’aurait pu être fait.
Durant ces deux premières années, il nous fallut percevoir quelle serait l’éthique de notre mouvement et j’ai pensé en ce quarantième anniversaire que vous aimeriez connaître les bases qui furent posées, les premières pierres.
Bien sûr c’est maintenant avec le recul que je peux faire cette classification. A cette époque, cela se fit tout naturellement au gré des rencontres.
Voici donc ces quatre premières pierres, j’en ai retenu quatre, comme les quatre des quarante ans.
La première Pierre fut Livingston, c’est le nom qui figure dans le titre du film Jonathan Livingston Seagull que notre fils Bruno aimait tant, qu’il écoutait sans cesse, allant même jusqu’à offrir le disque du film à une amie en signant Bruno Jonathan. Vous avez fait vous-même la traduction « Livingston » égal « Pierre vivante ». Au soir des obsèques de notre fils une de nos amies Mme Jutan me dit pour me consoler : « Mais Bruno est vivant ! », vivant, comme Livingston, Pierre Vivante.
Livingston fut donc la première Pierre. « Nos enfants sont des vivants. »
Quinze jours après le départ de Bruno, Mesdames Nouvion et de Chevron Villette, fondatrices de l’association « Recherche et Rencontre » où je travaillais comme assistante sociale, vinrent nous rendre visite. Elles nous apportaient le livre intitulé « Jonathan Livingston le goéland » que nous ne connaissions pas encore et d’où fut tirer le film. Elles nous parlaient du livre que l’écrivain Jean Prieur venait de publier « Les témoins de l’invisible », livre qui évoque les messages que reçoivent certains parents de la part de leurs enfants disparus.
Quelques temps après, un jour où l’absence de Bruno m’était insupportable et que je me trouvais rue de la Verrerie, je poussais la porte du bureau de Madame de Chevron Villette pour lui crier : « Mais comment dois-je imaginer mon fils maintenant ? » Elle me répondit doucement : « Mais dans son corps spirituel, celui dont parle Saint-Paul. » Je fus comblée de joie
Corps spirituel devint pour moi, la seconde Pierre.
Le mot spirituel ne doit gêner personne. Le philosophe athée Michel Onfray le revendique avec force et nous avons tant de fois citer la phrase de l’écrivain Claude Couderc s’adressant à son fils disparu dans le beau livre « Adrien hors du silence ». Il écrit ceci : « Je suis sans religion, mais j’ai la certitude d’avoir établi une relation spirituelle avec toi, Adrien. »
Jean Prieur, homme de grande culture, accepta de nous rencontrer et nous accorda son amitié, ces lecteurs des « Témoins de l’invisible » furent nos premiers adhérents.
Jean Prieur nous recommanda son grand ami belge le Père Maurice Becqué, Docteur en théologie de l’université de Louvain, qui fut pour nous un remarquable accompagnateur. Tous deux appartenaient au mouvement de défense de la langue française, tous deux étaient de fervents admirateurs du philosophe Gabriel Marcel qu’ils avaient rencontré chez Marcelle de Jouvenelle. Gabriel Marcel, qui avait perdu sa mère à l’âge de trois ans, était hanté par le problème de la mort de l’être aimé. Il fait dire à l’un de ces personnages de théâtre, « Aimer quelqu’un, c’est lui dire : Toi tu ne mourras pas. »
Troisième Pierre, tu ne mourras pas.
Phrase que vint confirmer Bruno, 27 ans après sa mort, lorsque je trouvais dans un de ces livres d’étudiant, un petit papier plié en quatre sur lequel il avait écrit : « Aimer quelqu’un, c’est lui dire : Toi, tu ne mourras pas. »
Au début de nos rassemblements Suzie et Etienne Treylet qui venaient de perdre leur petit Sylvain vinrent à nous. Ils nous firent part de l’admiration qu’ils éprouvaient pour le psychiatre autrichien, Victor Frankl, inventeur de la logothérapie. Durant la terrible guerre de 40-44, Victor Frankl, qui était juif, fut déporté dans un camp de concentration nazi où Il subit les pires tortures. Il était sans nouvelle de sa jeune femme enceinte, incarcérée dans un autre camp. Au milieu de ses grandes souffrances, Victor Frankl connut un jour un moment extraordinaire, difficile à qualifier. La façon dont il relate cette expérience est d’une telle grandeur, d’une telle intensité que j’ai souhaité que quelqu’un d’autre que moi en lise le passage, mon fils Loïc a accepté, Victor Frankl dit ceci :
« J’avais enfin découvert la vérité, la vérité telle qu’elle est proclamée par les poètes et dans les sages paroles des philosophes : « l’amour est le plus grand bien auquel l’être humain peut aspirer ». Je comprenais enfin là le sens de ce grand secret de la poésie et de la pensée humaine, l’être humain trouve son salut à travers et dans l’amour. Une idée me vint à l’esprit, je ne savais pas si ma femme était toujours en vie et je n’avais aucun moyen pour le savoir mais cela n’avait aucune importance. Je ne savais qu’une chose : « L’amour va bien au-delà de l’être physique, il atteint son sens le plus fort dans l’être spirituel. Pose-moi comme un sceau sur ton cœur car l’amour est plus fort que la mort. »
Ce n’est que beaucoup plus tard que Victor Frankl appris que sa jeune femme était morte lorsqu’il vécut cet extraordinaire expérience.
Il me semble que “l’amour plus fort que la mort” est la plus belle pierre que nous ayons posée.
Durant 40 ans, de nouveaux responsables se sont succédés pour faire vivre et grandir notre association. Ils ont respecté ce socle fondateur et chaque nouveau parent a ajouté sa pierre pour construire l’édifice, sa pierre, vivante de l’amour de son enfant envolé.
Notre association a eu la chance d’avoir toujours à sa tête de remarquables animateurs, telle notre présidente d’aujourd’hui que j’admire profondément, et je veux citer aussi cet autre remarquable président, Claude Provost qui lutta pour que notre mouvement soit reconnu d’utilité publique, ce qui est pour nous tous une grande fierté.
Je pense aussi à cette remarquable animatrice qui aurait voulu être là aujourd’hui, Colette, chère Colette de Lyon, et tant d’autres.
Mais je veux laisser ma conclusion à deux mamans des premiers temps qui ont apportées leurs pierres magnifiques et intemporelles.
La première nous dit ceci : « Je peux me permettre de rire avec ceux devant qui je sais que je peux aussi pleurer. »
La seconde, Paule, maman d’un petit Thierry, nous écrivit : « Mon enfant que j’aime m’apprend l’infini de l’amour et me guide difficilement mais constamment vers un royaume que je pressens celui de la pure joie d’aimer. Le langage de Jonathan est le mien car c’est un langage d’amour. Ce langage qui n’était pour moi qu’un long soliloque est devenu, quand j’ai rencontré Jonathan, un langage commun parce que nous seuls pouvions nous comprendre comme des émigrés parlant la même langue. Nos enfants sont vivants parmi nous car c’est par eux, pour eux et avec eux, que nous nous retrouvons ensemble et aussi nous-mêmes. »
Bien chers amis venus vous rassembler dans ce beau coin de notre France, je vous souhaite de douces journées d’amitié et de détente avec peut-être la joie de voir voler au-dessus de vos têtes, quelques goélands complices,
Adieu chers amis
Au long de son histoire, l’association s’est appelée Mouvement, Fraternité, Association, Jonathan Pierres Vivantes, Jonathan, JPV…
Jacqueline de Saint Quentin est décédée en août 2022, à un âge proche de 100 ans.